Tu ne vois pas la réalité : tu vois ta version de la réalité.
Il existe une idée simple, presque poétique, et pourtant bouleversante : nous ne vivons pas dans le monde tel qu’il est, mais dans le monde tel que notre cerveau nous le raconte.
Cette phrase paraît abstraite, mais elle est au cœur de presque tout : nos émotions, nos réactions, nos blessures, nos relations.
Nous avons grandi avec l’illusion que nos yeux nous montrent le réel, que nos pensées décrivent ce qui se passe autour de nous, que nous réagissons à la situation présente.
Mais le cerveau humain ne fonctionne pas comme une caméra. Il ne capture pas. Il construit.
Chaque perception est une interprétation. Chaque pensée est une hypothèse. Chaque émotion est un sens attribué.
Et cette vision change profondément notre façon de comprendre ce que nous vivons, et qui nous sommes.
La réalité n’est jamais perçue telle quelle
Jean Piaget, bien avant les avancées en neurosciences, affirmait déjà que l’être humain construit sa réalité. Ce que nous appelons voir, entendre, sentir, n’est jamais un accès direct au monde. Ce sont des fragments sensoriels, des sons incomplets, des éclats de lumière, des micro-expressions, que le cerveau doit relier entre eux pour fabriquer une histoire cohérente.
Et ce point est essentiel : le cerveau cherche la cohérence, pas la vérité.
Il sélectionne, simplifie, comble les vides, interprète.
Il privilégie ce qui ressemble à ce qu’il a déjà vécu.
Il reconstruit un puzzle avec des pièces manquantes… mais sans te prévenir qu’il en manque.
Ce que tu vois dépend de ce que tu as vécu
Notre perception n’est pas un miroir.
C’est un filtre.
Elle dépend :
de notre histoire d’attachement
de nos expériences relationnelles
de nos blessures
de nos croyances
de notre culture
de notre système émotionnel
et parfois même… de nos lignées
C’est pour ça que deux personnes peuvent vivre exactement la même scène et en ressortir avec deux souvenirs, deux récits, deux vérités radicalement différentes.
Chaque cerveau interprète selon sa propre bibliothèque interne.
La réalité extérieure n’est qu’un décor : le film, lui, se joue dedans.
Le cerveau prédit avant de percevoir
Les recherches modernes vont encore plus loin : notre cerveau ne se contente pas d’interpréter, il prédit. Avant même que nous ne percevions ce qui se passe, il fabrique un modèle interne, une attente, un scénario. Ensuite, il ajuste ce que nous voyons pour que cela corresponde à cette prédiction.
Nous ne réagissons donc pas au présent, mais à ce que notre cerveau croyait qu’il allait se passer.
C’est ce qu’on appelle le predictive coding.
Un silence n’est pas un silence : c’est une prédiction du cerveau à propos du silence.
Un regard n’est pas un regard : c’est une hypothèse émotionnelle.
Une situation n’est pas ce qu’elle est, mais ce que notre cerveau attend qu’elle soit.
Même nos émotions sont construites
Pendant longtemps, on a pensé que les émotions étaient des réponses automatiques.
Les travaux de Lisa Feldman Barrett ont bousculé cette idée : nos émotions ne sont pas des réflexes, mais des constructions.
Le cerveau interprète les sensations du corps, les compare à des expériences passées, puis crée une émotion qui lui semble cohérente :
Cette tension = peut-être de la colère.
Ce nœud = peut-être de l’anxiété.
Ce vide = peut-être du rejet.
Nous ne ressentons pas l’événement. Nous ressentons l’histoire que nous racontons sur l’événement.
Une nouvelle liberté : reconstruire ce qu’on a construit
Cette idée pourrait faire peur. En réalité, elle ouvre une porte immense.
Si la réalité est interprétée, alors elle est modulable.
Si les émotions sont construites, alors elles peuvent être reconstruites.
Si nos réactions dépendent de notre passé, alors elles peuvent évoluer avec notre présent.
Le constructivisme ne dit pas que tout est relatif.
Il dit que nous avons un pouvoir sur notre perception, donc sur notre expérience intérieure.
Changer sa perception n’a rien de naïf.
C’est une forme de maturité.
C’est décider de ne plus vivre dans les récits anciens, et d’écrire des interprétations plus justes, plus douces, plus alignées.
Ce que tu vis n’est pas ce qui se passe. C’est ce que ton cerveau en fait.
La vraie transformation n’arrive pas quand la vie change… mais quand notre regard change.
Si nous apprenons à observer nos filtres, à apprivoiser nos prédictions, à adoucir nos récits, nous découvrons quelque chose d’essentiel : la réalité extérieure n’est pas toujours le problème. C’est la manière dont nous la construisons qui nous fait souffrir, ou nous libère.
Et ça, c’est une formidable nouvelle. Parce que ce qui est construit… peut toujours être reconstruit.
Références
Piaget, J. (1936). La construction du réel chez l’enfant.
Kelly, G. A. (1955). La psychologie des constructions personnelles.
Friston, K. (2010). Le principe de l'énergie libre.
Barrett, L. F. (2017). Comment se forment les émotions.
Kahneman, D. (2011). Penser, vite et lentement.